COPERNIC Nicolas (1473-1543)

L’astronome polonais Nicolas Copernic doit être considéré comme l’un des plus grands génies de son époque. Il a conquis une gloire universelle grâce à sa théorie du mouvement de la Terre et des planètes. Dans son système héliocentrique (connu, depuis lors, sous le nom de système de Copernic), toutes les planètes tournent autour du Soleil, et la Terre n’est plus qu’une planète comme les autres, dont la rotation sur elle-même donne l’alternance du jour et de la nuit. Malgré la grande simplicité de son système, Copernic ne réussit pas à faire admettre ses idées à ses contemporains.

À côté de son intérêt astronomique, l’œuvre de Copernic eut une portée philosophique immense. Elle marqua l’un des tournants essentiels de la pensée, ébranlant la vision médiévale du monde, qui plaçait l’homme au centre d’un univers fait pour lui. Cela explique les réactions violentes qu’elle souleva pendant plus de deux siècles.

La vie et l’œuvre de Copernic

Le chanoine de Frombork

Nicolas Copernic est né le 19 février 1473 à Torun, ville dont le nom dérive d’un mot polonais (tarn , et, plus tard, tarnina ) qui désigne le prunellier, espèce abondante dans la région. Située à un point stratégique de la rive nord de la Vistule, la ville de Torun avait été transformée en forteresse par les chevaliers de l’ordre Teutonique, qui l’appelèrent Thorn. Ils y avaient introduit des colons de langue allemande afin de fortifier leur emprise sur les terres qu’ils avaient arrachées de force aux précédents habitants. D’autres immigrés de même langue s’étaient installés pacifiquement en de nombreuses régions de la Pologne. Ce mouvement des Allemands vers l’est, en partie militaire, en partie pacifique, chassa les aïeux de Nicolas Copernic, aux environs de 1275, vers un petit village de Haute-Silésie nommé Kopernik. Lorsqu’un habitant d’un village s’installait dans une ville, il associait fréquemment à son nom de baptême, le seul nom couramment employé à l’époque, la désignation de son ancien lieu de résidence. Avec le temps, ce dernier nom devenait un nom de famille héréditaire, porté par plusieurs familles. C’est ce qui se produisit pour celle de Nicolas Copernic.

Vers 1400, un de ses ancêtres quitta la ville de Kopernik et alla à Cracovie, alors capitale du royaume de Pologne. Nicolas Copernic père était un important négociant de cette ville lorsque la guerre vint bouleverser le cours de sa vie. Les villes et la noblesse rurale supportaient de plus en plus mal la tyrannie de l’ordre Teutonique ; leur organisme représentatif, la Ligue prussienne, sollicita l’alliance avec le roi de Pologne par des négociations au cours desquelles le père de l’astronome servit d’émissaire et, le 4 février 1454, la guerre éclata entre l’ordre Teutonique et la Ligue prussienne alliée à la Pologne. Peu après, Copernic père déménagea de Cracovie à Torun, l’un des principaux centres de l’insurrection.

C’est à Torun, en 1464, qu’il épousa la fille d’un riche bourgeois, Barbara Watzenrode, dont il eut quatre enfants. Le cadet, Nicolas, qui allait devenir chanoine et astronome, n’avait que dix ans lorsque le père mourut, en 1483. Heureusement, le frère unique de Barbara, Lucas Watzenrode, qui poursuivait une brillante carrière ecclésiastique et jouissait des revenus de plusieurs bénéfices, était en mesure de venir en aide à sa sœur et à ses neveux. Devenu en 1489 évêque de Warmie, il fit entrer ses neveux, André et Nicolas, à l’université Jagellon de Cracovie, dont les archives ont gardé la trace de l’inscription du second pour le semestre d’hiver de 1491 : " Nicolas fils de Nicolas, de Torun, a tout payé. " Les mathématiques et l’astronomie étaient alors enseignées à Cracovie par de bons spécialistes. On ne trouve, en revanche, aucune trace de la fin des études universitaires de Nicolas à Cracovie. Il est probable que, comme beaucoup de ses condisciples, il n’y resta pas pendant les quatre années requises pour l’obtention d’un diplôme. Il lui fallait résoudre le problème de sa carrière future. L’évêque de Warmie y veillait. La mort d’un chanoine, survenue le 26 août 1495, ouvrit une vacance au chapitre de Frombork et permit l’élection de Copernic comme chanoine de Warmie. Puis celui-ci partit pour l’Italie et s’inscrivit à l’université de Bologne pour y préparer un doctorat en droit canon : les cours débutèrent le 19 octobre 1496.

Bien qu’étudiant en droit canon, Copernic semblait marquer déjà une préférence pour l’astronomie. Il eut alors la chance de rencontrer l’astronome Domenico Maria Novara (1454-1504) et de devenir plus son assistant que son élève, si l’on en croit Rheticus. En tout cas, sa première observation astronomique se situe à Bologne : le 9 mars 1497, la Lune occulta l’étoile Aldébaran vers onze heures du soir. Dans son De revolutionibus , Copernic utilisera cette observation pour estimer la parallaxe lunaire.

Le pape Alexandre VI ayant proclamé l’an 1500 année de jubilé, Copernic, le 6 septembre, à la fin des cours de l’université de Bologne, partit pour Rome. Dans sa Narratio prima , Rheticus dit que " vers l’an 1500, âgé de vingt-sept ans environ, [Copernic] fut [à Rome] professeur de mathématiques devant une large audience d’étudiants et un cercle d’hommes éminents et de spécialistes dans cette branche de la science ". On peut se demander quel sujet il exposa alors devant ce public de choix. En fait, il est à peu près certain que sa conception de la Terre comme planète en mouvement autour du Soleil n’a été élaborée qu’une dizaine d’années plus tard. S’il en avait discuté au grand jour à Rome vers 1500, devant un public de spécialistes, leurs publications et leurs correspondances en auraient fait écho et l’affirmation de Rheticus ne serait pas la seule trace de ce cycle de conférences romaines. On sait aussi que, lors de son séjour à Rome, Copernic observa l’éclipse partielle de Lune du 6 novembre 1500.

Le 27 juillet 1501, il se présenta devant le chapitre de la cathédrale de Frombork et sollicita deux années supplémentaires d’études en Italie. Alors que ses études de droit canon n’avaient pas encore été sanctionnées par un titre de docteur, c’est pour y étudier spécialement la médecine qu’il obtint cette nouvelle bourse du chapitre. Pour tenir sa promesse, il lui fallut aller à Padoue, où se trouvait alors la plus célèbre école de médecine, sachant toutefois qu’il ne pourrait obtenir un titre en cette discipline puisqu’il ne partait que pour deux ans ! Il entra donc à la faculté de médecine de Padoue pour le semestre d’hiver 1501 et revint en Warmie au cours du second semestre de 1503. Pour éviter de rentrer les mains vides au chapitre de Frombork, il obtint le droit de présenter une thèse en droit canon devant l’université de Ferrare et fut proclamé docteur dans cette discipline le 31 mai 1503.

Dans les quelques années qui suivirent, on ne trouve aucune trace de ses activités au chapitre de la cathédrale de Frombork. En revanche, on le sait toujours en compagnie de son oncle, dont le palais épiscopal ne se trouvait pas à Frombork mais à Lidzbark (en allemand Heilsberg). Le jeune chanoine était alors occupé plus par la diplomatie et la médecine (le 7 janvier 1507, le chapitre de Warmie le nomma médecin de l’évêque) que par l’astronomie et les tâches capitulaires. C’est probablement de cette époque que datent les deux portraits que fit Copernic de lui-même et qui ont été perdus : il reste cependant une copie d’une de ces peintures à la cathédrale de Strasbourg et une gravure de l’autre comme frontispice du livre de Tycho Brahe Astronomiae instauratae Mechanica .

L’activité médicale de Copernic ne cessa pas avec la mort de son oncle, survenue le 29 mars 1512, mais elle devint plus épisodique, Nicolas étant plus présent à Frombork, où il se consacra à l’astronomie et à la gestion des fermages du chapitre. Il fut même nommé administrateur de celui-ci, le 11 novembre 1516, pour une durée d’un an. Il s’acquitta sans doute de sa charge d’une façon satisfaisante, puisque ce mandat lui fut renouvelé en 1517 et en 1518. Auparavant, il avait eu le temps de rédiger son premier écrit astronomique, vers 1513, en tout cas avant le 1er mai 1514 : en effet, à cette date, Matthias de Miechow (1457-1523), professeur à l’université de Cracovie, signale dans le catalogue de sa bibliothèque personnelle " un manuscrit de six feuilles exposant la théorie d’un auteur qui affirme que la Terre se déplace tandis que le Soleil reste immobile ". Cette référence fait allusion à un manuscrit ayant circulé anonymement et sans titre. Cependant, le bref sommaire qu’en donne Matthias de Miechow permet de penser qu’il ne peut s’agir que du premier écrit astronomique de Copernic, qui est maintenant connu sous le titre de Commentariolus  et dont on a retrouvé trois exemplaires manuscrits, aucun n’étant de la main de Copernic.

Les décisions de l’administrateur étaient consignées dans un registre. Quinze pages de ce registre comportent soixante-treize entrées différentes, dont soixante-six sont de la main même de Copernic : elles s’étendent sur une période allant du 10 décembre 1516 au 14 août 1519. À peine Copernic était-il déchargé de ses tâches d’administrateur du chapitre que les chevaliers Teutoniques envahissaient la Warmie, le 1er janvier 1520. Il se retrouva alors administrateur d’Olsztyn, dont il fut le commandant militaire jusqu’à la signature d’une trêve marquant la fin des hostilités, le 15 février 1521. Puis il lui fallut réinstaller des paysans dans les fermes abandonnées à cause de la guerre et rétablir le contrôle du chapitre dans tout le nord de la Warmie.

Mais l’activité qui l’intéressait le plus en dehors de l’astronomie fut celle d’économiste. Au début du XVIe siècle se développait une crise monétaire aiguë. La monnaie de papier n’était pas encore introduite dans la région et, dans les transactions courantes, on utilisait encore exclusivement des pièces de monnaie métalliques, faites habituellement d’un alliage d’argent et de cuivre. Comme ces pièces provenaient de différents ateliers de frappe, le pourcentage d’argent par rapport au cuivre se réduisait sans cesse. Les responsables de la frappe tiraient profit de ces réductions, ainsi que les orfèvres qui faisaient fondre de vieilles pièces et vendaient l’argent ainsi obtenu. Seuls les gens du peuple, qui ne comprenaient pas cette astuce spéculative, ainsi que le souligne Copernic, continuaient à régler leurs achats avec des pièces anciennes. À mesure que la mauvaise monnaie chassait la bonne, les pauvres s’appauvrissant davantage et les riches s’enrichissant, la crise monétaire devenait plus aiguë. La plus ancienne étude empirique sur la désorganisation économique provoquée par ce système monétaire métallique fut l’Essai sur la frappe de la monnaie  que Copernic composa en latin et data du 15 août 1517. À la demande des États de la Prusse-Occidentale, il en rédigea une version en allemand, en 1519. Il suggérait de retirer de la circulation l’ancienne monnaie et d’interdire son emploi à l’avenir, et conseillait de n’émettre que 10 nouveaux marks pour 13 anciens, chacun devant se résigner à cette perte permettant d’obtenir une monnaie stable. Cette stabilité devait pouvoir s’instaurer si le droit de frapper la monnaie était réservé à un organisme unique qui s’engagerait à maintenir une proportion fixe d’argent par rapport au cuivre. Enfin, devant la nécessité d’établir une parité entre les monnaies prussienne et polonaise, Copernic établit une table de correspondance entre les deux ; il joignit cette table à la version allemande de son Essai , qui fut lu le 21 mars 1522 à la réunion des États de Prusse-Occidentale. On ne sera pas étonné d’apprendre qu’aucune décision ne fut prise ni à cette occasion, ni durant les années qui suivirent !

La publication du "De revolutionibus"

Il est probable que Copernic, en ces années 1520, non seulement pratiquait l’astronomie, mais aussi travaillait déjà au livre qui devait être l’Almageste  des Temps modernes et amorcer cette grande révolution astronomique et physique dont les Principia  de Newton allaient être le sommet et l’achèvement, un siècle et demi plus tard. À lire le récit des nombreuses charges que Copernic dut assumer, on comprend que l’ouvrage ne pouvait que lentement avancer. En tout cas, le Commentariolus  en fait foi, Copernic avait, depuis déjà au moins une dizaine d’années, choisi l’héliocentrisme comme système du monde. Il travaillait donc, sans doute épisodiquement, à son grand ouvrage, mais il n’est pas certain qu’il ait eu l’intention de le publier un jour, malgré l’insistance de son ami le plus intime, Tiedemann Giese (1480-1550), alors évêque de CheLmno. Lorsque Bernard Wapowski (1450-1535), secrétaire du roi de Pologne, lui rendit visite à l’automne 1535, Copernic lui annonça qu’il avait rédigé de nouvelles tables planétaires qui devaient servir de bases au calcul d’un almanach beaucoup plus exact que ceux qui étaient alors en circulation et qu’il souhaitait que cet almanach fût effectivement publié. Le manuscrit, aujourd’hui perdu, fut envoyé par Wapowski à Vienne mais ne fut jamais édité.

Si Copernic était disposé à livrer au public de simples colonnes de chiffres, il en allait tout autrement des principes novateurs sur lesquels ces chiffres étaient fondés. Il ne tenait nullement, semble-t-il, à provoquer les philosophes et les théologiens par la publication de ses théories révolutionnaires. Il pensait, comme il l’écrit dans le livre I du De revolutionibus , qu’il fallait " ne confier les secrets de la philosophie qu’à des amis fidèles et à des proches, et ne pas mettre ces secrets par écrit, ni les révéler à n’importe qui ". Et, lorsque, le 1er mai 1536, le cardinal Nicolas Schönberg (1472-1537) offrit de faire copier à ses frais les œuvres de Copernic, ce dernier ne lui communiqua rien et ne permit aucune copie ! En tout cas, par les amis fidèles, Giese, Wapowski, Schönberg, et par les quelques privilégiés qui avaient disposé d’une copie manuscrite du Commentariolus , les théories de Copernic cheminaient lentement dans le monde savant. Suffisamment pour atteindre Wittenberg et intéresser George Joachim von Lauchen, dit Rheticus.

Rheticus (1514-1574), unique disciple que Copernic ait eu de son vivant, arriva à la fin de mai 1539 auprès de lui, à Frombork. Il dut se mettre aussitôt au travail et assimiler très vite l’essentiel de ses théories, puisque, dès 1540, un résumé des thèses coperniciennes, la Narratio prima , fut publié anonymement à Gdansk. Philipp Melanchthon (1497-1560), principal guide intellectuel de l’Allemagne luthérienne et protecteur de Rheticus à l’université de Wittenberg, eut l’honneur de recevoir les premiers feuillets de la Narratio  en cours d’édition. L’accueil fut plutôt bon et la sortie de cet opuscule d’une soixantaine de pages ne provoqua pas l’explosion redoutée par Copernic. Et, l’année suivante, en 1541, une deuxième édition de la Narratio , signée par Rheticus cette fois-ci, vit le jour à Bâle. Grand ami de Rheticus, le médecin Achilles Pirmin Gasser (1505-1577) avait accepté d’en écrire la préface. Aussi Copernic laissa-t-il imprimer son De revolutionibus  et entreprit-il de faire les retouches finales à son manuscrit, encore que la lecture du dernier livre de l’ouvrage donne une fâcheuse impression de brouillon inachevé.

Rheticus fit une copie du manuscrit, en y apportant, avec l’accord de Copernic, quelques corrections mineures. Le 29 août 1541, Rheticus pria le duc Albert de Prusse d’intervenir auprès de l’Électeur de Saxe et de l’université de Wittenberg, afin qu’il lui fût permis de publier le De revolutionibus  de Copernic. Trois jours plus tard, le duc répondit à sa demande et Rheticus reprit, peu après, ses fonctions de professeur de mathématiques à Wittenberg. En revanche, il semble que ni l’Électeur de Saxe, ni l’université de Wittenberg n’accordèrent l’autorisation demandée.

Si Rheticus parvint à publier, sans difficulté, à Wittenberg en 1542, un ouvrage purement technique de Copernic, le De lateribus et angulis triangulorum , le problème était entièrement différent avec le De revolutionibus  et, bien que les autorités de Wittenberg n’eussent pas été hostiles à sa personne – il avait été élu doyen de la faculté des arts le 18 octobre 1541 –, Rheticus estima que l’atmosphère régnant à Wittenberg n’était pas propice à la publication d’un ouvrage qui risquait de provoquer d’âpres controverses. Et, en effet, les sentiments anticoperniciens étaient très forts dans la citadelle du luthéranisme. Si, par la suite, l’Église catholique devait se " rattraper ", c’est, dans un premier temps, au sein du monde protestant que les réactions furent les plus négatives. Aussi Rheticus décida-t-il de prendre un autre congé à la fin du semestre d’hiver, le 1er mai 1542. Il gagna Nuremberg, où résidait l’imprimeur Johannes Petreius (1497-1550), avec lequel il était en excellents termes et qui était spécialisé dans l’impression d’ouvrages mathématiques et astronomiques. En août 1540, Petreius avait publié un ouvrage qu’il avait dédié à Rheticus ; dans cette dédicace, il avait fait une allusion à la Narratio prima  et exprimé l’espoir que la publication du grand ouvrage de Copernic couronnerait les efforts de Rheticus. Et c’est chez Petreius que, vers la fin de mai 1542, furent imprimés, et corrigés par Rheticus, deux cahiers du De revolutionibus . Le mois suivant, en juin 1542, Copernic composa sa belle dédicace au pape Paul III, qui est l’un des plaidoyers les plus convaincants en faveur de la liberté d’expression. L’astronome y fait preuve d’une clarté d’esprit et d’un courage qui démentent l’expression, littérairement efficace mais totalement fausse, de " chanoine craintif " sous laquelle Arthur Koestler désigne Copernic.

Rheticus ne put rester assez longtemps à Nuremberg pour surveiller toute l’impression du De revolutionibus  : il s’était, en effet, fait nommer professeur de mathématiques à l’université de Leipzig, où il devait se rendre en personne pour le début de l’année universitaire, à la mi-octobre 1542. Petreius confia la tâche de réviseur à un autre de ses amis, Andreas Osiander (1498-1552), éminent pasteur luthérien, passionné de mathématiques, qui était certainement compétent mais se crut autorisé à écrire une lettre préface qui diminuait considérablement la portée de l’œuvre de Copernic. Cette préface non signée, dans laquelle beaucoup virent l’œuvre de Copernic lui-même, présentait le système héliocentrique comme une hypothèse parmi d’autres possibles, fiction " calculatoire " un peu plus efficace que la fiction ptoléméenne.

Pendant que ces événements se déroulaient à Nuremberg, loin de là, à Frombork, Copernic tombait gravement malade. Il avait déjà pris la précaution de se choisir, comme coadjuteur dans son canonicat, un parent éloigné. Ayant reconnu la gravité de la maladie de Copernic, le père du coadjuteur demanda, le 30 décembre 1542, à l’évêque de Warmie, Johannes Dantiscus, d’intervenir pour que son fils pût prendre possession sans difficulté du canonicat qui devait être bientôt vacant. Copernic donc, dès la fin de 1542, touchait au terme de sa vie.

Le 29 janvier 1543, l’évêque de Warmie écrivait à l’un de ses amis – l’astronome hollandais Gemma Frisius (1508-1555) – qui éprouvait un grand intérêt pour l’œuvre de Copernic que celui-ci, souffrant des effets d’une attaque de paralysie, était maintenant presque mourant. Une hémorragie cérébrale, suivie de la paralysie de tout le côté droit, entraîna sa mort, le 24 mai 1543. La tradition veut que, le même jour, un exemplaire de l’édition de Nuremberg du De revolutionibus  lui soit parvenu alors qu’il était sur le point d’expirer. L’anecdote est hagiographiquement trop séduisante pour que l’on se prive de la rapporter.

Sens et limite d’une révolution

Parmi les grandes œuvres qui jalonnent la route de l’astronomie, celle de Copernic est peut-être la plus contestée. Ainsi ce dernier apparaît-il comme ayant été par deux fois fauteur de troubles. Fauteur de troubles en son temps, parmi les astronomes, les philosophes et les théologiens. Fauteur de troubles aujourd’hui, parmi les historiens des sciences, les uns le considérant, non seulement comme le père de l’astronomie moderne, mais de toute la science moderne, les autres le traitant comme négligeable. Faux débat, bien souvent, qu’illustre cette fausse question : Copernic est-il le dernier astronome du Moyen Âge ou le premier des Temps modernes ?

Or, s’il est vrai que l’œuvre scientifique de Copernic est déroutante (déroutante par sa minceur même, par les conditions de son apparition et, il faut bien l’avouer, par certaines de ses faiblesses), s’il est vrai que Copernic lui-même a été en grande partie ignorant de ses propres richesses (Copernic mauvais copernicien), la simple objectivité oblige à cette constatation qu’avec lui, et avec lui seul, s’amorce un grand bouleversement d’où sortiront l’astronomie et la physique modernes. Les jugements et les choix d’un Galilée et d’un Kepler pèsent plus lourd dans la balance que les arguties des compteurs d’épicycles ! À notre avis, il s’agit donc d’une révolution. Mais encore faut-il savoir de quoi l’on parle.

Au temps de Copernic, l’astronomie était dominée depuis quatorze siècles par l’œuvre de Ptolémée. Si ce n’est pas dans l’Almageste  lui-même, c’est au moins dans ses adaptations, ses paraphrases et ses commentaires que les étudiants apprennent cette science. Dans l’Almageste  se mêlent trois composantes bien distinctes : d’abord, une vision globale du monde, une cosmologie ; ensuite, un outil mathématique, essentiellement la trigonométrie, au service de la résolution des triangles plans et sphériques ; enfin, une astronomie pratique, en l’occurrence un ensemble de modèles géométriques, de tableaux de chiffres et de " recettes de cuisine " permettant de localiser à un moment donné les astres " vagabonds " (les planètes, la Lune et le Soleil) sur le grand quadrillage immuable des étoiles fixes.

Si la trigonométrie et la pratique astronomique peuvent être innocentes, il n’en saurait être de même pour la cosmologie. Une cosmologie suppose une philosophie de la nature, pour le moins une physique, au sens moderne du terme. La cosmologie de Ptolémée est tributaire d’une physique qui règne depuis déjà cinq siècles, celle d’Aristote. Il en résulte une série d’axiomes qui longtemps verrouilleront l’astronomie.

Premièrement, le géocentrisme, qui veut que la Terre, rigoureusement immobile, siège au milieu du monde, unique centre des mouvements célestes. Deuxièmement, une dichotomie de l’Univers : d’une part, le monde terrestre, qui va jusqu’à l’orbe de la Lune, monde du changement, du périssable, de la génération et de la corruption, monde des mouvements rectilignes (vers le haut pour les éléments légers, l’air et le feu ; vers le bas, pour les éléments lourds, la terre et l’eau) ; d’autre part, le cosmos, au-delà de l’orbe de la Lune, monde de l’immuable, de la non-physique, du cinquième élément, l’éther. Troisièmement, l’axiome du mouvement circulaire uniforme (ou de ses combinaisons) comme étant le seul mouvement possible pour les corps célestes – avec, comme pour marquer les limites de l’emprise idéologique sur les sciences, la tricherie géniale de Ptolémée, l’équant (fig. 1).

Pendant quatorze siècles donc, cette astronomie devait fonctionner sans troubles graves. Les astronomes, à partir des modèles et des paramètres de Ptolémée (au besoin légèrement modifiés), dressaient des tables des mouvements planétaires, lunaires et solaires, tables qu’ils remettaient à jour lorsque les écarts entre les prévisions et les observations devenaient intolérables. Et – singularité de la révolution copernicienne – au temps de Copernic, cette situation pouvait se perpétuer ; aucun progrès dans la précision des observations (pas plus d’ailleurs que dans l’outil mathématique ou la physique du monde) ne venait obliger à bouleverser le système du monde. On en a une preuve dans le fait que Tycho Brahe (1546-1601), astronome des générations suivantes qui fera gagner un facteur dix à la précision des observations, refusera l’héliocentrisme copernicien et imaginera un système mixte entre celui de Ptolémée et celui de Copernic.

Pourtant, en 1543, ce dernier avait offert au monde savant un nouveau système cosmologique en contradiction totale avec les apparences et le vécu immédiat. Et cela dans un ouvrage, le De revolutionibus , qui se voulait construit à l’image de l’Almageste  et où l’on retrouve les trois composantes de celui-ci : une cosmologie totalement nouvelle sur laquelle nous reviendrons ; un outil mathématique rigoureusement identique à celui des prédécesseurs ; une astronomie pratique qui n’est ni plus ni moins efficace que celle de Ptolémée et où foisonnent effectivement, à ce niveau opératoire, les épicycles, les excentriques et les épicycles d’épicycles. Autant, et peut-être même plus, que dans l’astronomie pratique de Ptolémée. Peu de changements donc. Simplement, dans la grande machinerie de l’Univers, en apparence toujours aussi complexe, Copernic se contente de permuter le lieu, et la fonction, de deux pièces, la Terre et le Soleil. On serait tenté de dire : la révolution copernicienne, c’est, bien entendu, l’héliocentrisme, mais ce n’est que l’héliocentrisme. Peut-être. Mais quelle brèche se trouve ainsi ouverte dans l’ancienne conception du monde et quelle dynamique est offerte aux générations suivantes ! Et d’abord, quoi qu’en pense Arthur Koestler dans Les Somnambules , quelle simplification du monde ! Le nombre des cercles n’a rien à voir ici ; ce sont leurs fonctions qui comptent.

Chez Ptolémée, au centre du monde, siège la Terre, immobile ; puis vient la Lune, qui tourne en un mois ; puis Mercure, Vénus et le Soleil, qui bouclent leurs révolutions sur le déférent en un an ; puis Mars en deux ans, Jupiter en douze ans et Saturne en trente ans ; enfin, les étoiles fixes, qui accomplissent leurs révolutions en un jour. Quelle pagaïe ! De plus, pour comprendre, sans même chercher à calculer, les mouvements irréguliers des planètes (mouvements directs, stations et rétrogradations), impossible de faire l’économie du premier et grand épicycle (fig. 2). Ajoutons que, pour comprendre les comportements différents des planètes inférieures – Mercure et Vénus, qui ne s’éloignent pas du Soleil – et des planètes supérieures – Mars, Jupiter et Saturne, qui prennent toutes les élongations possibles –, il faut leur donner deux statuts cosmologiques différents, c’est-à-dire croiser les rôles des déférents et des premiers épicycles.

Chez Copernic, l’Univers s’harmonise. Au centre, le Soleil ; puis viennent Mercure, Vénus, la Terre, qui prend rang de simple planète, Mars, Jupiter et Saturne, puis la sphère des étoiles fixes. Là, point de rupture : il y a un lien simple entre les distances par rapport au Soleil et la durée des révolutions, de celle de Mercure (88 jours) à celle de Saturne (30 ans) et, pour finir par l’immobilité de la sphère des fixes. Stations et rétrogradations s’expliquent par le jeu des mouvements des planètes et de la Terre ; le comportement différent de Mercure et Vénus, par leurs positions respectives entre la Terre et le centre du monde. Dans une première approche, le monde se déchiffre sans qu’on fasse intervenir le premier épicycle ; les déférents y suffisent. Le premier épicycle, de dimension modeste, n’est là, on le sait maintenant, que pour rendre compte des écarts entre le mouvement circulaire supposé échoir aux astres et le mouvement elliptique réel. Car le mouvement circulaire est maintenu par Copernic, et même renforcé. Pour lui, l’une de ses fiertés, outre la nouvelle cosmologie qu’il a offerte au monde, est d’avoir aboli l’équant, inadmissible entorse au mouvement circulaire uniforme. Un seul des trois verrous saute donc explicitement, celui du géocentrisme. Copernic ne se prononce pas sur la dichotomie du monde ; mais, implicitement, la Lune n’étant plus qu’un satellite de la Terre, cette dichotomie devient insoutenable. Le troisième verrou sort renforcé de la bataille. Pourtant quelle bombe à retardement Copernic laisse-t-il sur son lit d’agonie ! Le mouvement de la Terre autour du Soleil ouvre une stratégie nouvelle à l’astronomie, que Kepler utilisera en étudiant le mouvement de Mars après en avoir retranché celui de la Terre. Le même Kepler, sans cette mise en évidence d’un lien simple entre distances et périodes de révolution, n’aurait jamais eu l’occasion de mettre son acharnement de mathématicien à la recherche de la troisième loi des mouvements planétaires. Voilà ce qu’il en est, notamment, pour l’astronomie.

Mais, plus profondément peut-être, la nouvelle astronomie devait bouleverser la physique. Une cosmologie, disions-nous, ne saurait être innocente. Celle de Ptolémée s’appuyait sur une physique, celle d’Aristote, qui l’avait largement précédée. Copernic propose une nouvelle cosmologie sans faire œuvre de physicien ; et cette cosmologie est incompatible avec la physique d’Aristote. Le monde savant se retrouve face à une cosmologie pour ainsi dire suspendue dans le vide. Il faut choisir. Ou bien adhérer à la cosmologie nouvelle, répudier la physique d’Aristote et donc se voir obligé de construire une nouvelle physique. Ou bien garder la physique d’Aristote et refuser l’héliocentrisme. C’est bien dans ces termes que Galilée (qui a de bonnes raisons, lui qui a vu les phases de Vénus et les satellites de Jupiter, d’adopter la cosmologie de Copernic) pose le problème de la physique dans la première " journée " du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde . Adepte de la nouvelle cosmologie, il construira une nouvelle physique avec le succès et les conséquences que l’on sait. Le chemin est ouvert qui conduira à Newton.